L'esprit voilé par un captivant songe, j'errais dans les allées aux effluves qui vous violent les narines. Je n'étais pas véritablement conscient de la direction que prenaient mes pas, mais ils m'entraînaient loin, très loin. J'avais dans ma valise, les vestiges d'une vie négligemment rangée et dans ma tête, des fragments de souvenir. La bête qui ronflait encore dans les abysses de mon âme était anormalement calme et un sourire idiot était gravé sur mon visage. Je ne savais pas pourquoi. Mon regard vagabond se posait sur les passants et semblait réagir à leurs brèves salutations, puis s'égarait sur le sol rongé par la saleté. J'avais l'air d'être arrivé là par accident, si on en croyait l'expression que je traînais comme un second bagage. Et puis un rythme régulier m'entraînait, une cadence provenant des quelques affaires que je traînais dans ma veste, qui s'entrechoquaient à chacun de mes pas. Je semblais apaisé, serein. Je ne savais pas pourquoi. Du silence inaltérable qui régnait alentour, un chant s'élevait: un son aiguë; un métro arrivant. Et là encore, je ne me dirigeais pas, machinalement j'entrais, mais je me sentais ailleurs. Le sourire que j'avais s'effaça, j'étais affublé d'un masque amorphe, j'avais le regard vide et devait faire peur aux voyageurs. J'étais Bara et pourtant, je ne savais pas qui j'étais. D'un geste fébrile, j'arrangeai une mèche rebelle et essuyai du même mouvement les perles de sueur qui s'étaient soudainement formées sur mon front. Que se passe-t-il Bara ? Reprends-toi, ne laisse pas ton cœur se noircir, ne laisse pas cette plaie s'agrandir ! Trop tard, je sentais déjà le sang de cette blessure béante me griffer la peau. Le temps s'écoulait comme une traîné de lave le long de ma gorge et de mes côtes, comme si les secondes elles-mêmes étaient là pour me faire ressentir le vide constant en mon être. J'étais perdu. Que faisais-je ? Non; Qui étais-je ?

"Eh bien, essayons aujourd'hui de le savoir.
Pour mieux me comprendre, il faut me connaître, cela paraît évident mais ce n'est pas toujours simple. Je vais tenter de me décrire en dix mots.
Simple, Rêveur, Maladroit, Futé, Mutique, Étrange, Solitaire...Impulsif...Lunatique...Torturé. Mais là est la description que je ferais de moi-même. Les autres, eux, me voient ainsi: Optimiste, Souriant, Brillant, Sensible, Mignon, Attachant, Volubile, Charismatique, Extraverti et Hyperactif. Une vraie pile électrique, disent-ils. Comment expliquer que l'on n'ait pas la même vision de la même personne ? Eh bien, puisque je me connais mieux qu'ils me connaissent, voilà tout." Mes maux semblaient se dissiper: je me cernais. Je commençais à comprendre ce que je faisais assis là, dans ce transport en commun. A quoi ressembles-tu Bara ? "A ma mère" murmurais-je, interpellant le vieillard qui s'était assis à côté de moi et qui à présent avait une mine interrogative. "Je ressemble à ma mère", continuais-je, cette fois d'une manière tacite. "Elle est belle et son regard bleu flamboie et réchauffe mon cœur à chaque fois que je le croise. Sa peau pâle est veloutée et elle rayonne, comme la plus belle étoile. Son sourire m'illumine, brille tout autant qu'elle est brillante. Mais j'ai quelques traits de mon père aussi, il est grand et bien battit, bien que je sois encore un peu frêle, je peux me vanter d'avoir de bons gènes. Et puis j'ai mes propres caractéristiques: les cheveux en bataille et le pantalon sempiternellement abîmé, le visage toujours riflé, les genoux aussi...voilà qui je suis" Je m’arrêtai, hilare. Pourquoi traînais-je encore là, dans cet endroit noyé de gens dépressifs ? J'avais une famille qui m'attendait. Je savais maintenant où était ma place, où je devais (re)poser mes valises. Allons-y Bara, ne fuis plus, ne te fuis plus.

Pourquoi on vit? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? La vie est chienne, elle nous abandonne avec tant de question puis s'arrête sans que l'on ait pu y répondre. On s’efforce toute notre existence à chercher un grand Peut-être, pour nous rassurer, nous dire que l'on est né au bon endroit, dans la bonne famille. Pourtant, on s'imagine ailleurs, dans la peau d'un souverain, dans celle d'un animal, portant un autre nom, un autre visage. L'être humain n'est jamais satisfait, s'il l'était, il aurait défini le mot bonheur, le mot liberté et le mot amour. Or, ces définitions restent abstraites, "on dit que", "peut-être que", "il s'agirait". Voyez-vous, j'ai moi-même tenté de définir ces idées et jamais je n'ai pu.
On tentait naguère de m'inculquer une morale manichéenne. Dans le monde, il y a les "tout blanc" et les "tout noir", le bien et le mal: encore des idées floues. Pourtant, moi je ne vois pas la vie de cette façon. Je suis un adolescent, pour moi la vie est à chier et les gens sont cons, il n'y a ni bien ni mal: il n'y a qu'humanité. Mais si je considère les Hommes comme des moutons écervelés, c'est que j'en suis un aussi.
Tout commence, évidemment, par ma venue au monde. J'aimerais dire que, doté d'une force incroyable et d'une intelligence déjà très développée à mon premier jour de vie, je  sortis fièrement de l'affaire , montrant aux passages mes muscles d'adonis. Mais j'étais un bébé banal -bien que né prématurément- gras et bien gluant. Au passage j'avais réussi à tuer mon frère jumeau. Je pense mériter le titre de "Survivant". Il est mort à la naissance et moi, j'ai pu pousser mes premiers cris. De toute manière, il était mal en point: "le plus maigre et le moins développé des deux". Ma mère n'aime pas parler de ça, mais il le faut quand on va ensemble chez le psy -chose que je vous expliquerai plus tard-
J'étais vraiment con quand j'étais petit -et je crains que ça n'ait pas changé-. Espiègle, je ne faisais que des bêtises et rentrais chaque soir à la résidence KOUMEI avec des égratignures un peu partout. Et cela ne m'arrêtait pas du tout et je continuais de rater les cours pour aller jouer avec les copains au parc et puis faire des conneries. Tout ça a duré bien longtemps, jusqu'à mon entrée au collège à vrai dire.

C'est d'ailleurs à partir de là que j'ai commencé à voir les docteurs. Les professeurs s'inquiétaient "de ma santé mentale" et disaient que j'étais trop calme, que je n'avais pas assez d'amis et que je parlais seul. Verdict: "un ado distant qui a besoin d'affection". Les diplômés ont trouvé le moyen de dire que c'était à cause de ce problème de jumeau mort que je me conduisais de cette manière. Mais vu que je ne l'avais pas connu, j'ai vite compris que ce n'étais pas du tout ça. Diplômés de mes fesses. Et, accompagné de ma mère, je devais encore me rendre au cabinet du psy un peu toutes les semaines pour qu'on comprenne pourquoi j'étais si bizarre. Mais, ce qu'ils ne comprenaient pas -ou ne voulaient pas comprendre-, c'est que je n'étais pas "différent", mais j'étais moi-même, tout simplement.
Le problème avec un mec dans mon genre, c'est que j'avais beau rien foutre en cours, je me ramassais toujours des notes excellentes ce qui était douteux. Nouveau verdict: "Autiste". Ça ne choque ni ma mère ni mon père, ils le savaient et moi, j'étais jeune et con donc je l'ignorais encore. Comment ignorer qu'on est handicapé ? Bah, tout simplement en étant assez débile pour croire qu'on est normal. J'avais donc treize ans, et j'étais atteint du syndrome d'Asperger. "Ce n'est pas un handicap, c'est juste une différence". Oui, vous m'en direz tant. Il fallait donc que je m'intègre plus pour ne pas que je me sente "différent des autres" -voyez que c'est paradoxal- . Voilà que le foot entre en scène, je me suis fait des amis, j'étais dans une équipe et puis, malgré "ma grande maladresse physique", je me débrouillais.